Écrits

Le temps des constructions lentes

Éditeur : Birkhauser Verlag AG (septembre 2005)
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J'ai rencontré Dominique Perrault lors d'un jury interdiscipinaire, contexte propice aux échanges de vues sur nos activités personnelles. Après m'avoir questionné sur mon métier, Dominique Perrault me fit part de l'enthousiasme qu'il avait à l'égard de la musique et plus encore, à l'égard de la démarche du compositeur qui lui semblait plus libre que celle de l'architecte. En tant que compositeur, je ne partageais pas ce sentiment - chaque discipline crée ses propres contraintes - mais en l'entendant parler de son travail je me sentis rapidement proche de ses convictions artistiques. Il me confia alors qu'il ne considérait pas ses bâtiments comme des œuvres uniques et appréciables seulement pour elles-mêmes mais plutôt comme des éléments d'un ensemble de constructions - la cité - où ils trouvent leur place en affirmant leurs différences. Dès lors, je n'étais plus étonné que le travail de Dominique Perrault me touchât et notre appartenance à la même génération m'apparut comme l'une des raisons de notre entente.

S'il est difficile de faire des parallèles entre les arts, il est toutefois possible de repérer les préoccupations communes aux artistes d'une même génération. Ce qui me frappe dans le travail de Dominique Perrault, c'est sa capacité à intégrer des techniques différentes, voire "récupérer" des archétypes de construction sans que son œuvre apparaisse néoclassique ou postmoderne. Les exemples sont multiples à la Grande Bibliothèque où l'évocation du Château (tours, pont-levis, jardin intérieur, cloître, cotte de maille murale, chaises de bois simples et hiératiques…) renvoie à une image à la fois claire de la construction du passé, mais pourtant ici tellement distanciée que l'on n'en retient que le caractère métaphorique et poétique. En effet, si l'allusion est évidente, le matériau et la technicité mise en œuvre empêchent toute interprétation néoclassique. Rien ici de complaisant ou à l'inverse de démonstratif, aucune trace de post-modernité ou de style high-tech. La technologie disparaît au profit du bâtiment, ne se montre pas, et sert la construction sans la dater. À cet égard, les salles de lecture sont un exemple frappant du refus de démonstration. Si le matériau est facilement repérable, les différentes salles se présentent comme des variations subtiles autour de la même thématique. Ces "opérations" d'une extrême rigueur mises en œuvre autour de l'idée de répétition et de variation sont évidemment assez proches des processus musicaux pour que l'on puisse tenter de faire ici quelques rapprochements entre les deux disciplines.

Ainsi, Dominique Perrault, par sa démarche, se rapproche de la génération des compositeurs de la quarantaine qui se posent encore le problème de la modernité. Après la tabula rasa, puis la croyance dans la technologie démonstrative, c'est l'intégration de différentes techniques parfois contradictoires qui préoccupe les compositeurs. Les références au passé, l'utilisation de matériaux et de formes simples à la première écoute, le retour à la répétition perceptible oubliée en Europe trop longtemps, l'obsession du rythme et la réapparition de la pulsation dans ce qu'elle a de biologique, la technologie de pointe fusionnant discrètement avec le monde instrumental, les allusions aux musiques populaires et les emprunts aux techniques d'écriture qui les ont fait naître, l'intégration d'éléments hétérogènes dans une même pièce, sont autant de signes qui caractérisent cette génération de compositeurs.

Ce souci de faire vivre dans la même œuvre des éléments identifiables issus d'univers où de techniques différents n'est pas sans rapport avec la position de l'architecte d'aujourd'hui. En effet, à l'instar de Dominique Perrault, grand nombre de musiciens de sa génération souhaitent se faire comprendre par les différences qu'ils instaurent au sein d'un consensus organisé autour des codes et des techniques. Pas plus que le bâtiment de Dominique Perrault, l'œuvre musicale n'a la prétention de se déterminer seule comme ce fut le cas par le passé. Elle ne prend sa valeur et n'affirme sa modernité, que dans la mesure où, assumant ses différences, elle est confrontée à l'ensemble des autres œuvres construites autour des mêmes préoccupations. Cette place nouvelle - et à la fois très ancienne - de l'œuvre d'art redéfinit par conséquent le rôle du créateur. Il devient alors inutile pour lui de travailler en tout puissant démiurge et il est naturellement amené à prendre conscience de sa place de chaînon indispensable à la bonne compréhension de l'environnement artistique dans lequel il opère.

Ainsi, après les bouleversements du bauhaus, du sérialisme, après les multiples courants évènementiels et éphémères qui ont suivi, peut-être que l'architecte et le compositeur, chargés de construire sans faire "beaucoup de bruit pour rien", sont entrés dans ce que j'appellerai "le temps des constructions lentes" et c'est sans doute en cela que consiste leur modernité.

Philippe Hurel

 

© 2007-2010 - Philippe Hurel et Gilles Pouëssel