Écrits

La musique spectrale…à terme !

Comme le soulignait Gérard Grisey, la musique spectrale n’est pas une technique close mais est une attitude. Pourtant 25 ans après “Partiels” du même Grisey, les “spécialistes” de la musique contemporaine ne veulent voir dans les œuvres dites spectrales qu’un savoir-faire harmonique et formel trop hédoniste s’ils sont des nostalgiques du chromatisme sériel, ou un discours trop complexe s’ils sont acquis au néo-classicisme marqué par le retour au modalisme. Comme souvent dans l’histoire de la musique, le discours esthétique s’établit autour de concepts qui sont déjà développés depuis fort longtemps et que les jeunes compositeurs connaissent dès leurs premières années de formation. Parler de musique spectrale a un sens si l’on ne s’en tient pas à l’utilisation du spectre - entité intégrant à la fois l’harmonie et le timbre - qui n’est qu’un aspect de “l’attitude” que décrivait Grisey, et qui paradoxalement n’intéresse pas toujours les compositeurs issus de ce courant esthétique.
Mais alors, que reste-t-il aujourd’hui de cette aventure ? Quelle attitude adoptent les compositeurs qui ont rencontré cette musique.
Plus que les problèmes harmoniques du spectre, de temps “étiré” ou temps “contracté”, de microphonie ou de macrophonie, de seuil… qui sont la marque de Grisey, ce sont les conséquences mélodiques, rythmiques et formelles de l’aventure spectrale qui stimulent les compositeurs plus jeunes.

Dans un article encore inédit de la Contemporary music review, Gérard Grisey dresse un tableau des conséquences notoires du spectralisme. Dans le paragraphe “conséquences formelles”, on peut lire cette phrase :
- Utilisation d’archétypes sonores neutres et souples facilitant la perception et la mémorisation des processus.
Voici un point sur lequel les nouvelles générations héritières du spectre divergent, me semble-t-il.
Cette neutralité du matériau permettant de mieux percevoir les opérations et les processus n’est d’ailleurs pas l’apanage de la musique spectrale. C’est un point partagé par les musiciens répétitifs mais aussi par des artistes d’autres domaines.
Je pense par exemple au mouvement BMPT et particulièrement à Daniel Buren qui revendique cette position. Les bandes de 8,7 cm de large communes à toutes ses œuvres lui ont permis dans un premier temps d’organiser la forme sans mettre en avant le matériau puis, par voie de conséquence, de prendre conscience du contexte et de créer l’œuvre in situ.
Sans vouloir rapprocher les arts, on peut penser que ce minimalisme est proche du travail que celui de Grisey a effectué dans une pièce comme Vortex Temporum.
Il suffit d’analyser cette œuvre pour mieux comprendre. Elle est entièrement fondée sur une gestalt tirée d’un motif du Daphnis et Chloé de Ravel, plus précisément du Lever du jour . La neutralité du matériau apparaît ici de manière éclatante dans la mesure où le motif n’est qu’un arpège brisé dont il ne restera plus tard que le dessin, l’enveloppe qui gère toute l’œuvre. Ainsi, dans le premier mouvement, Grisey pourra assimiler le motif successivement à un sinus, une onde carrée et enfin une onde en dent de scie. On peut imaginer aisément qu’une telle neutralisation du matériau puisse permettre des opérations nombreuses, souples et perceptuellement efficaces.

Si cette démarche s’est révélée très riche, il n’en demeure pas moins que cette neutralité du matériau entraîne inévitablement une perception identique de la figuration mélodique et rythmique. On ne retient , en dehors des processus et de leurs avatars, que des mouvements scalaires - gammes, arpèges, batteries, bariolages - qui, pour beaucoup de compositeurs plus jeunes, ne semblent pas suffisamment typés sur le plan morphologique.

Car, loin d’être minimale, la musique des jeunes compositeurs regorge de matériaux prégnants, variés et hétéroclites et c’est là une de ses différences fondamentales avec le spectralisme de Grisey. Tout se passe comme si les jeunes compositeurs étaient à l’affût de ces matériaux afin de les corrompre. Car pour les nouvelles générations, la référence mélodique et rythmique n’est pas un problème.
Bien plus, elle fait partie du jeu. Il s’agit aujourd’hui de composer la cohérence à partir d’éléments hétérogènes, voire contradictoires. Le problème n’est plus tellement de passer de la microphonie à la macrophonie, du timbre à la mélodie par exemple, mais plutôt d’un élément culturel reconnaissable à une structure plus globale, voire d’une citation du répertoire à un discours personnel… et surtout de contraindre l’élément “impur”, de le neutraliser a posteriori par le biais de l’écriture et de le faire cohabiter avec les éléments qui l’entourent. Cette forme de dialectique excède l’esprit spectral.
Pourtant, pendant l’écriture, les leçons tirées du spectralisme servent encore, car une partie de l’attitude globale est restée la même. Il reste l’objectivité du discours - au sens goethéen du terme - l’absence de gestes inutiles générés par des techniques de développement obsolètes au profit de processus clairs gérés par des opérations de contraintes. Il reste aussi la recherche du “nécessaire et suffisant “ et le refus de toute justification extérieure à la musique. Un anti-romantisme encore gothéen que Grisey aurait approuvé. Mais le matériau a changé, et c’est là un point important, car en se voulant plus “signifiant”, il finit heureusement par bouleverser la forme.
D’ailleurs, dans l’histoire de la musique spectrale, ce bouleversement de la forme a eu lieu très rapidement. En effet, très vite, les compositeurs de ma génération marqués par le spectralisme ont revendiqué le droit à la répétition.
Répétition de motifs, de situations musicales, réexposition de sections… et ce n’est pas une coïncidence si cette revendication s’est manifestée au moment où ils tentaient de refuser la neutralité du matériau. D’une part, ils voulaient en finir avec “l’hypnose de la lenteur” et l’absence de retour en arrière due à “l’obsession de la continuité”, d’autre part, les matériaux plus typés qu’ils utilisaient donnaient enfin la possibilité d’être répétés de manière plus perceptible.
Ainsi, alors que Grisey réitérait plusieurs fois un objet pour le transformer lentement sans possibilité de véritable retour en arrière, les compositeurs de ma génération injectaient des répétitions, des boucles et des retours en arrière dans de grands processus linéaires, ce qui était tout à fait contraire à l’attitude spectrale de l’époque. En ce qui me concerne, c’est avec pour l’Image (1986-87) que j’ai commencé à traiter ce problème et c’est particulièrement avec les “Six miniatures en trompe-l’œil” et “Flashback” que j’ai tenté de résoudre la dichotomie entre processus linéaire et répétition.

Dans ce domaine, Grisey s’est rangé à l’avis des plus jeunes de manière tardive.
Il suffit d’écouter Vortex Temporum de 1996 et la “réexposition” du début de la pièce dans le troisième mouvement. L’efficacité de cette “réexposition” est d’ailleurs due au fait que le motif réexposé est encore assez typé rythmiquement et harmoniquement - malgré sa neutralité mélodique - pour être facilement reconnu.

Ces considérations sur le matériau et la forme nous amènent ainsi à nous poser plus précisément la question du rythme, l’un des problèmes majeurs auxquels s’attaquent les jeunes compositeurs.
Revenons à Grisey. Dans le paragraphe “conséquences temporelles” du texte cité plus haut, on peut lire : - exploration des seuils entre ryhmes et durées

Le mot “seuil” est d’une importance capitale car il définit l’essence même de la musique spectrale et particulièrement de celle de Grisey qu’il caractérisait lui-même de “liminale” (du latin limen, le seuil).
Dans sa musique, cette notion d’exploration des seuils est présente à d’autres niveaux que le rythme : passage de la macrophonie à la microphonie, de l’harmonicité à l’inharmonicité, de la fusion à la diffraction, du continu au discontinu… On pourrait dire que chez Grisey, le rythme n’apparaît que comme le résultat des opérations effectuées sur le timbre qui contiendrait ses propres pulsations internes, qu’il n’est en fait qu’une conséquence une fois le seuil franchi.
Là-encore, la nouvelle génération se distingue dans la mesure où les modèles rythmiques employés sont généralement d’ordre macrophonique et souvent de connotation culturelle repérable. Le modèle pourra être un structure rythmique issue des mouvements naturels ou “concrets” d’objets qui nous entourent (Philippe Leroux), elle pourra être empruntée à la musique extra-européenne (Benjamin de la Fuente), ou à une œuvre du répertoire proche (Frédéric Verrières ), à un modèle généré par ordinateur revisité par la musique ethnique (Mauro Lanza), au monde des musiques marquées par le jazz, le rock…
Ce qui relie cependant ces compositeurs - pour ne citer qu’eux - à l’attitude spectrale, c’est la référence à un modèle acoustique. Il ne s’agit plus de “gérer” des durées mais bien de travailler à partir de situations rythmiques claires et reconnaissables, certainement pas neutres.

Il en va de même de la mélodie qui, comme je le soulignais plus haut , n’apparaît plus seulement, chez les plus jeunes, sous la forme scalaire la plus neutre, mais plutôt, déjà composée, sous forme de référence à un modèle existant ou de métaphore de ce modèle. À ce propos et toujours dans le même texte, Grisey écrit :
- établissement de nouvelles échelles et - à terme - réinvention mélodique.

Le “à terme” est significatif de ce qu’imaginait Grisey et de ce que devront découvrir maintenant les compositeurs plus jeunes. Grisey n’en aura malheureusement pas eu le temps. En effet, on peut remarquer que la mélodie, dans sa musique, n’est souvent qu’un déploiement organisé des harmoniques. Les divers solos instrumentaux de Talea ou de Vortex temporum en sont la preuve. Dans ces pièces, on observe que Grisey cherche une nouvelle manière d’envisager la mélodie, mais elle reste trop inféodée à l’harmonie/timbre pour trouver sa pleine autonomie. Pourtant, dans les “quatre chants pour franchir le seuil” se dessine une nouvelle approche de la mélodie, notamment dans la Berceuse où la partie de flûte s’individualise de façon si frappante que les autres instruments semblent l’harmoniser.
Du côté de la jeune génération, rien ne se dessine de très probant dans ce domaine et le travail sur le rythme s’avère plus fructueux notamment grâce aux manipulations informatiques. Il semblerait que la mélodie, longtemps boudée par les musiciens de l’avant-garde, puis neutralisée par les musiciens spectraux ou répétitifs, ne soit pas encore un paramètre “revisité” de manière totalement efficace par les jeunes compositeurs. On peut remarquer cependant que l’utilisation de matériaux culturellement connotés conduit les jeunes compositeurs à refuser la séparation des paramètres. Alors que Grisey rétablissait les notions de consonance/dissonance et de modulations, les jeunes compositeurs tentent de rétablir les relations entre mélodie, rythme et harmonie. Le caractère prégnant qu’il souhaitent donner à leurs matériaux les pousse dans cette voie, sans qu’elle soit encore véritablement explorée. La réinvention mélodique est en cours, mais attendons, …à terme !

Revenons encore au texte de Gérard Grisey. Dans le paragraphe “conséquences harmoniques et timbriques” , on peut lire :
- Éclatement du système tempéré
Qu’en est-il aujourd’hui de l’utilisation des micro-intervalles ?
Il semble que pour beaucoup de jeunes compositeurs, l’écriture en quart-de-ton a été perçue comme un passage obligé sous l’influence du spectralisme ambiant.
Beaucoup l’ont abandonnée et dans le même temps ont simplifié leur musique pour se réfugier dans un passéisme décevant.
Pour les jeunes compositeurs héritiers de l’aventure spectrale, les micro-intervalles et les échelles non tempérées restent un champ d’investigation très important. Pourtant l’utilisation des quarts ou des huitièmes-de-ton n’est pas systématique dans leurs œuvres ainsi que c’était le cas chez leurs aînés. La composition s’effectuant à partir de matériaux qui peuvent être macrophoniques, il ne s’agit plus, dès lors, d’écrire obligatoirement de manière non tempérée. De plus, le rythme n’étant plus la conséquence de l’observation du timbre ou des manipulations qu’on lui fait subir, rien n’oblige alors le compositeur à utiliser systématiquement les micro-intervalles. Il s’ensuit une nouvelle manière plus libre de les utiliser : telle section dont le caractère dominant sera la complexité polyphonique et rythmique ne gagnera rien à être écrite en quarts-de-tons, telle autre plus harmonique et microphonique ne pourra exister sans eux. Ce contraste entre les techniques d’écriture participe aujourd’hui de la composition et comme nous le signalions plus-haut, il s’agit bien de composer la cohérence en dépit des contradictions. Cette liberté retrouvée des compositeurs plus jeunes leur permet de jouer sur des contrastes plus larges que la seule opposition harmonique/inharmonique ou sinus/bruit blanc.
Loin de s’opposer au spectralisme, cette position le corrobore puisqu’il élargit le champ des seuils à franchir : désormais il faut organiser les passages du tempéré au non-tempéré et ceci, sans hiatus stylistique.

Il faudrait un long article pour faire l’inventaire des derniers prolongements de la musique spectrale, mais l’on s’apercevrait rapidement qu’ils reposent sur le même désir de contraindre et d’unifier les éléments les plus contradictoires, réaction normale d’une génération à qui l’on a fait croire que la cohérence existe a priori, dès l’engendrement du matériau.
Mais si l’on remarque que les nouvelles générations n’hésitent pas à utiliser des éléments et des techniques hétérogènes et à emprunter des modèles culturels connotés, on est amené à penser que cette nouvelle musique ne peut être que post-moderne (Gérard Grisey, lui-même, conscient de ce qu’il découvrait, qualifia de post-modernes ses “Quatre chants pour franchir le seuil” lors de notre dernière rencontre !!).
Elle l’est, au sens étymologique du terme, dans la mesure où les nouvelles générations, tout en participant aux recherches et au développement de nouvelle techniques d’écriture, ne veulent plus prendre de position “historiciste” comme l’ont fait leurs aînés.
Pourtant, cette nouvelle musique n’est en aucun cas néo-classique ou nostalgique car elle se tourne vers l’avenir et sait tirer les conséquences qui s’imposent des expériences récentes. Devant la pluralité des expressions musicales, les jeunes compositeurs veulent ouvrir les oreilles et plier tous les matériaux à leurs exigences. Plus que toute autre, l’attitude spectrale, sans dogme, ouverte au monde et au son, permet cette démarche compositionnelle.

Philippe Hurel

 

© 2007-2010 - Philippe Hurel et Gilles Pouëssel